Atlas des Sports

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Le rugby, sport géorgien ou des Géorgiens ?

par Yvonnick Le Lay

planche publiée le 05 novembre 2025

La médiatisation des performances des Lelos, l’équipe nationale masculine, a permis au rugby d’acquérir le rang de sport national en Géorgie. Favorisé par un soutien financier croissant et la multiplication d’infrastructures sportives, son ancrage territorial s’est progressivement approfondi. Cependant, les fortes inégalités de sa diffusion socio-spatiale, que la fédération nationale de rugby (GRU) s’emploie à réduire, demeurent très marquées par la variable ethnoculturelle et la dimension genrée.

Un faible ancrage territorial du rugby dans les régions périphériques et méridionales

1Alors que la diffusion spatiale du rugby s’est accélérée depuis la seconde moitié des années 2000, à partir des pôles d’impulsion de Tbilissi et de Koutaïssi essentiellement, son ancrage territorial demeure encore limité dans deux régions méridionales de Géorgie (Samtskhe-Djavakhétie et Kvemo Kartlie). La première ne compte que 2 des 39 clubs évoluant dans les championnats séniors, dont la formation régionale Tao Samtskhe-Javakhétie fondée en 2016 et basée à Aspindza. En Kvemo Kartlie, 2 des 5 clubs représentent la ville de Roustavi, située dans l’aire d’influence directe de Tbilissi, tandis que ceux de Bolnisi et de Marneuli correspondent à des délocalisations à partir de la capitale. Certes dans ce territoire national très asymétrique, l’hyper-centralité de Tbilissi (dont l’agglomération concentre 34 % de la population nationale) et le rôle structurant de l’axe majeur de communication ouest-est expliquent la diffusion spatiale du rugby à la fois par contiguïté géographique et par canalisation. Mais, l’inégal ancrage de la pratique s’inscrit également dans une logique politico-culturelle (figure 1). Du point de vue ethnolinguistique en effet, hors Abkhazie et Ossétie du Sud (régions sécessionnistes soutenues par la Russie), le groupe géorgien représente, selon le recensement de 2024, 86,8 % des 3,91 millions d’habitants que compte le pays, tandis que les minorités sont principalement les Arméniens (4,5 %) et les Azéris (6,3 %). Or, si cette diversité ethnique, toute relative, est un héritage de la faible homogénéité démographique dans le Caucase et de multiples flux migratoires au cours de l’histoire, la répartition spatiale des minorités en peuplements régionaux compacts est manifeste (figure 2). Les groupes arménien et azéri constituent respectivement 50,5 % et 41,7 % de la population des régions méridionales de Samtskhe-Djavakhétie et de Kvemo Kartlie.

Figure 1 : Un ancrage territorial du rugby très hétérogène en Géorgie

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Sources : Georgian Rugby Union (https://www.rugby.ge/), Centre for the Studies of Ethnicity and Multiculturalism (CSEM) (https://csem.ge/).

Figure 2 : L’asymétrie ethnoculturelle au sein du territoire géorgien

Ethnic groups of Georgia

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Source : “Ethnic Groups of Georgia by 2014 Census”, Centre for the Studies of Ethnicity and Multiculturalism (CSEM), 2016 https://csem.ge/wp-content/uploads/2016/07/ethnic_groups_of_georgia.jpg

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Un sport qui valorise l’identité nationale des Géorgiens

2L’État géorgien a longtemps fondé sa politique des nationalités sur une conception ethniciste de la nation, créant de facto une frontière entre le groupe majoritaire géorgien et les minorités non-intégrées, tandis que le nationalisme politique géorgien a façonné l’identité nationale en magnifiant la force de résistance collective face aux empires voisins ainsi que la culture géorgienne de l’affrontement. Ces traits culturels ont favorisé l’engouement des Géorgiens pour les sports de lutte tels que le rugby. Or, la popularisation des qualifications successives des Lelos en Coupe du monde depuis 2003 et de leurs succès en Championnat d’Europe des Nations a stimulé le soutien gouvernemental à partir de la présidence de Mikheil Saakashvili (2004-2013), ainsi que le mécénat de l’oligarque et adversaire politique Bidzina Ivanishvili. Le financement de la construction de stades qui en a résulté a soutenu la diffusion de la pratique rugbystique. Mais dans les régions méridionales, le traditionnel partage par les minorités ethniques arménienne et azérie de l’identité nationale des pays voisins, où la pratique rugbystique demeure très confidentielle, peut expliquer qu’elles n’ont pas embrassé la pratique rugbystique. Par ailleurs, la culture du combat, combinée à la masculinité, a marginalisé les femmes, qui continuent d’affronter des stéréotypes sociaux. La filiation mythifiée entre le lelo burti, jeu ancestral où s’affrontent deux équipes villageoises masculines dans la région de Gourie, et le rugby en témoigne (figure 3).

Figure 3 : Le lelo burti, un jeu folklorique inscrit depuis 2014 au patrimoine immatériel géorgien

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Source : “In a Georgian Village, Easter is Celebreted with a Game of Lelo”, Artūras Morozovas, NARA, 02/10/2020 https://nara.lt/en/articles-en/lelo-burti

Un programme d’action ambitieux au service de la cohésion nationale et de la lutte contre les discriminations

3Conscient que l’intégration des minorités à la communauté nationale est un enjeu socio-politique majeur, et que le sport est un champ propice à l’inclusion sociale, le Ministère de la Jeunesse et des Sports et la GRU (Georgian Rugby Union) ont organisé conjointement des tournois internationaux à Tbilissi à partir de 2014. À l’échelle régionale, des festivals de rugby ont lieu chaque année à Aspindza. La fédération s’est également associée au programme « Get Into Rugby » que World Rugby (la fédération internationale de rugby à XV) a engagé en 2013. Impulsé par le Ministère de l’Éducation, il regroupe 150 écoles réparties dans l’ensemble du pays.

4Concomitamment, cet élargissement de l’offre rugbystique dans les régions périphériques a été soutenue par l’aménagement de nouveaux stades, avec la perspective du quadruplement à terme de leur nombre (27 en 2021) à l’échelle nationale. Outre la volonté de faire du rugby un outil de territorialisation, l’enjeu est également pour la GRU de faire émerger de nouveaux talents dans des régions où l’âge médian de la population est le moins élevé. Or, si le club Tao Samtskhe-Djavakhétie avait été promu en Didi 10, le championnat professionnel masculin, sa relégation en fin de saison 2024-2025 témoigne de la fragilité de l’ancrage territorial du rugby dans la région. La GRU s’est impliquée simultanément, en partenariat avec United Nations Women1 in Georgia, dans la lutte contre les discriminations de genre dans le sport, et a lancé un programme de promotion de la pratique féminine. La création d’une équipe nationale féminine de rugby à XV, qui a disputé son premier match international en avril 2025 en affrontant les « Nomades » du Kazakhstan, est un signe de progrès récents. Mais le ratio de la pratique féminine (1/9300) reste cependant extrêmement faible.

Notes

1 United Nations Women est une agence des Nations Unies qui a pour finalité de promouvoir les droits des femmes, leur émancipation, leur autonomie et l’égalité entre les sexes. Son programme d’action inclut notamment la lutte contre les violences et les discriminations que les femmes subissent (source : site officiel de United Nations Women https://www.unwomen.org/en).

Pour citer ce document

Yvonnick Le Lay, 2025 : « Le rugby, sport géorgien ou des Géorgiens ? », in L. Lestrelin, Y. Le Lay, F. Madoré, S. Loret & S. Charrier Atlas des Sports [En ligne], eISSN : 2971-4133, mis à jour le : 05/11/2025, URL : https://atlas-des-sports.science:443/index.php?id=688, DOI : https://doi.org/10.48649/asds.688.

Autres planches in : Pratiques sportives : inégalités et différenciations

Image par Joshua Choate de Pixabay

Le football à Grenoble : observatoire des divisions sociales d’une agglomération

par Julien Bertrand

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Bibliographie

Amirejibi R. & Gabunia K, « Georgia’s Minorities: Breaking Down Barriers to Integration », Carnegie Europe, 06/2021, 9 pages https://carnegieendowment.org/research/2021/06/georgias-minorities-breaking-down-barriers-to-integration?lang=en

Asabashvili S., « Les frontières imaginaires entre les minorités ethnolinguistiques et le groupe majoritaire géorgien ». Journées d’étude du GDRus. L’Empire russe, l’URSS et le monde post-soviétique au contact d’autres aires culturelles. Enjeux méthodologiques et épistémologiques, Grenoble, 17/06/2021, 7 pages https://hal.science/hal-04214442/document

Georgian Rugby Union, « Georgia Rugby closes 2024 with Pride and Progress », 23/12/2024 https://rugby.ge/en/news/f7195f38-114b-4c6f-919c-2ae2368767c1/Georgian-Rugby-Closes-2024-with-Pride-and-Progress

La France en Géorgie, « Déplacement de l’Ambassadrice de France en Samtské-Javakhétie », 04/07/2024, https://ge.ambafrance.org/Deplacement-de-l-Ambassadrice-de-France-en-Samtskhe-Javakhetie

Le Lay Y., « Émergence et diffusion du rugby en Géorgie », L’Espace Géographique, Tome 49, 2020/2, p. 167-184, DOI : 10.3917/eg.492.0167

Index géographique

Résumé

La médiatisation des performances des Lelos, l’équipe nationale masculine, a permis au rugby d’acquérir le rang de sport national en Géorgie. Favorisé par un soutien financier croissant et la multiplication d’infrastructures sportives, son ancrage territorial s’est progressivement approfondi. Cependant, les fortes inégalités de sa diffusion socio-spatiale, que la fédération nationale de rugby (GRU) s’emploie à réduire, demeurent très marquées par la variable ethnoculturelle et la dimension genrée.

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